16

 

  Le voyage de retour de Pembroke à Umkono ne laisse aucun souvenir à Patrick Fawkes. Ses mains tiennent le volant, ses pieds agissent sur les pédales, de manière machinale. Le regard fixe et vitreux, il escalade les pentes abruptes, et c’est d’instinct qu’il prend les virages en épingle à cheveux.

  Il était en train d’acheter l’huile de bain pour Jenny lorsqu’un sergent constable de Pembroke l’a retrouvé dans la boutique du pharmacien et lui a bégayé un vague résumé du drame. D’abord, Fawkes a refusé de le croire. Ce n’est qu’après avoir obtenu Shawn Francis, l’Irlandais, chef de la police d’Umkono, par la radio de la Bushmaster qu’il a commencé à accepter le pire.

— Vous feriez bien de rentrer, Patrick, craque la voix lasse de Francis dans le haut-parleur.

  Le constable lui épargne les détails, et Fawkes n’en demande pas.

  Le soleil est encore haut lorsque l’ancien marin arrive en vue de la ferme. Il ne reste pas grand-chose de la maison. Seules sont encore debout la cheminée de pierre et une partie de la véranda. Le reste n’est plus que cendres. De l’autre côté de la cour, les pneus des tracteurs continuent de brûler sur leur jante d’acier avec une fumée épaisse et grasse. Les travailleurs du domaine sont étendus là où ils ont été abattus dans leur compound. Les vautours piochent du bec les carcasses de son précieux bétail.

  Shawn Francis et quelques soldats sont rassemblés autour de trois formes sous des couvertures quand Fawkes freine et s’arrête dans la cour. Dès qu’il saute de la Bushmaster couverte de boue, Francis vient à lui. Le dur visage du policier est couvert de craie.

— Par tous les dieux de l’enfer ! crie Fawkes en interrogeant le regard de Francis pour y trouver une lueur d’espoir. Ma famille ! Qu’est devenue ma famille ?

  Francis s’efforce de trouver les mots, puis il renonce et baisse la tête vers les corps cachés sous les couvertures. Fawkes le repousse et se précipite, mais il est retenu par les bras puissants du constable.

— Laissez-les en paix, Patrick. Je les ai déjà identifiés.

— Bon Dieu, Shawn, c’est ma famille qui est couchée là.

— Je vous le demande en grâce, mon ami, ne regardez pas.

— Lâchez-moi. Je veux les voir de mes propres yeux.

— Non ! lance Francis, se cramponnant à lui et bien persuadé qu’il ne peut pas grand-chose contre la force brutale de Fawkes. Myrna et Jenny ont été à demi carbonisées dans l’incendie. Ils nous ont tous quittés, Patrick. Ceux que vous aimiez ne sont plus. Souvenez-vous d’eux vivants, non tels qu’ils sont dans la mort.

  Francis sent les muscles de Fawkes céder lentement et il relâche sa prise.

— Comment est-ce arrivé ? demande Fawkes doucement.

— Pas moyen de vous le dire avec précision. Tous vos ouvriers ont été tués, à moins que quelques-uns aient pu s’enfuir. Il ne reste aucun blessé pour expliquer ce qui s’est passé.

— Quelqu’un doit bien savoir… quelqu’un a dû voir.

— Nous trouverons un témoin. Il s’en présentera sûrement un demain. Je vous le promets.

  Le sinistre dialogue s’arrête : un hélicoptère atterrit et les soldats placent respectueusement les corps de Myrna, Jenny et Patrick junior dans la soute de l’appareil. Fawkes ne cherche pas à s’approcher. Il reste là ; toute la tristesse du monde dans les yeux, il suit l’hélicoptère qui s’élève et prend la direction de la morgue d’Umkono.

— Qui est responsable ? demande Fawkes à Francis. Dites-moi qui a assassiné ma femme, mes enfants, mes ouvriers et brûlé ma ferme.

— Un ou deux étuis percutés de CK-88, le reste carbonisé d’un bras avec une montre chinoise au poignet retrouvé dans votre maison, des empreintes de pieds chaussés de bottes militaires… Aussi circonstancielles qu’elles soient, les preuves désignent l’A.R.A.

— Comment « un ou deux étuis » ? aboie Fawkes. Ces salauds auraient dû en laisser des caisses.

Francis a un geste d’impuissance.

— C’est tout à fait caractéristique des coups de main de l’A.R.A. Ils nettoient toujours soigneusement le terrain après une attaque. Ce qui rend difficile de les accuser à partir de preuves solides. Ils jurent de leur innocence devant les commissions internationales d’enquête sur les activités terroristes, et pointent un index hypocrite sur d’autres organisations de libération. Sans le flair de nos chiens de berger allemands, nous n’aurions jamais retrouvé les cartouches percutées, ni même peut-être les restes du bras.

« Les traces des assaillants vont jusqu’à la maison en partant de la brousse et elles y retournent en passant par les champs de canne à sucre. Je pense qu’ils ont dû descendre les gardes au moment de la relève, alors que la barrière était ouverte et le courant coupé. Pat junior a été tué près du tracteur incendié. Myrna et Jenny étaient étendues côte à côte dans le salon. Tous avaient reçu le coup de grâce. Et pour autant que cela puisse vous être une consolation, Patrick, nous n’avons trouvé nulle trace de torture ou de viol.

  Le constable Francis s’arrête et porte une fiasque à ses lèvres. Il la tend à Fawkes qui secoue la tête.

— Buvez un coup, Patrick, c’est du whisky.

  Fawkes refuse encore.

— Le poste a reçu par radio un appel au secours de Jenny. Elle disait que Patrick avait été abattu et que des hommes en tenue de brousse attaquaient la ferme. Myrna et elle ont dû se défendre comme des lionnes. Nous avons relevé quatre traînées de sang différentes dans la cour, derrière la maison. Et vous pouvez voir que ce qui reste du plancher de la véranda est couvert d’autres traces de sang.

— Avant de mourir, Jenny a pu nous dire : « Mon Dieu, ils sont en train d’abattre les enfants dans le compound ! »

— Nous avons rassemblé les hommes et nous sommes arrivés par hélico aussi vite que possible. Il ne nous a pas fallu plus de treize minutes. Mais tout flambait déjà, et les assaillants avaient disparu. Deux escouades et un hélicoptère les poursuivent en ce moment à travers la brousse.

— Mes hommes, mes gens, murmure Fawkes en montrant les corps inertes, étendus au hasard dans le compound. On ne peut pas les abandonner comme ça aux vautours.

— Brian Vogel, votre voisin, va venir avec ses ouvriers pour les enterrer. Ils devraient être là d’un instant à l’autre. En attendant, mes hommes les garderont des rapaces.

  Comme un somnambule, Fawkes monte les marches de la véranda. Il ne comprend pas très bien encore l’étendue de la tragédie. Il s’attend presque à retrouver les siens l’attendant, encadrés par les bougainvillées. Et il revoit leur image lorsqu’ils lui lançaient gaiement des gestes d’adieu, au moment de son départ pour Pembroke.

  La véranda est couverte de sang. Des traînées rouges vont des cendres encore fumantes jusqu’à la cour, où elles disparaissent soudain. Fawkes a l’impression que trois ou quatre corps ont été tirés de la maison avant qu’on n’y mette la torche. Le sang s’est coagulé et il a fait croûte sous le soleil. De grosses mouches vertes bourdonnent et se pressent en essaims sur les traces.

  Fawkes s’adosse au treillage et ressent le premier tremblement incontrôlable du choc. La maison qu’il a édifiée pour sa famille n’est plus que décombres noircis, grotesques, un tas incongru sur la pelouse bien tondue et les parterres de glaïeuls et de lis tigrés qui sont demeurés à peu près intacts. L’image même de ce souvenir commence à se dérober, il s’assoit lourdement sur les marches et se cache la figure dans les mains.

  Il est toujours là, une demi-heure plus tard, lorsque le constable Francis revient et le secoue doucement.

— Venez, Patrick, venez chez moi. Que vous restiez ici ne changera rien à rien.

  Francis accompagne gentiment Fawkes à la Bushmaster et l’installe à la place du passager.

Lorsque la voiture franchit la barrière, Fawkes fixe le vide, droit devant lui ; il ne tourne pas la tête pour un dernier regard. Il sait qu’il ne reverra plus jamais son domaine et qu’il n’y remettra jamais plus les pieds.

 

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